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Des routes de Majorque au passé funeste

Sans le savoir, nous empruntons chaque jour à Majorque des routes qui ont été construites par des prisonniers républicains dans des conditions inhumaines

Dray & Partners
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Fin 2022, le Govern Balear a fait installer 6 panneaux d’information dans les municipalités de Sóller, Calvià, Alcúdia/Pollença, Manacor, Llucmajor et Campos. Ils rendent enfin hommage aux prisonniers républicains qui ont construit une grande partie du réseau routier des Baléares dès 1936.  

Très peu d’entre nous, visiteurs ou résidents, ont connaissance des conditions dans lesquelles ces routes ont été construites. Il était temps.

Construire la Majorque du “soleil et du sable” du régime franquiste

Plus de 8 000 hommes des Baléares et de la péninsule, emprisonnés dans des camps de travail ouverts sur l’île dès le début de la guerre civile en 1936, ont effectué des travaux forcés dans des conditions abominables : affamés, humiliés et exécutés sommairement en cas de rébellion. 

Ils ont, jusqu’en 1942, fortifié le littoral, construit des bunkers et amélioré les communications routières et ferroviaires précaires de l’archipel Baléares. Cela représente près de 300 km de routes construites avec la sueur et le sang des prisonniers républicains, 166 km à Majorque. 

L’historien Jaume Claret Miranda souligne dans le livre Esclaus oblidats, esclaves oubliés, rédigé par  Maria Eugènia Jaume i Esteva que « Si l’Espagne est devenue une immense prison, Majorque l’a été doublement en raison de sa condition insulaire et du nombre de camps, 26 au total,  qui ont marqué toute sa géographie ».

Construction du pont entre Alcúdia et Port de Pollença entre 1937 et 1938

Pour les franquistes, ces vastes “chantiers” avaient un double intérêt : militaire, pour faciliter le déplacement des troupes et se protéger des possibles ripostes de la République encore en place, mais aussi touristique. En effet, même si Majorque n’avait pas le succès qu’elle a eu dès la fin des années 50, elle était déjà appréciée d’une certaine élite internationale pour des séjours de vacances.

Cette main-d’œuvre bon marché se trouvait principalement dans les prisons et les tribunaux. La majorité provenait de bataillons disciplinaires (prisonniers capturés à leur retour d’un bref exil et soumis au système de rééducation) et d’autres étaient des prisonniers civils dénoncés pour leur fidélité à la république ou des agents de l’état comme les maires et les conseillers municipaux.

Des panneaux, symbole de la dictature franquiste, qui ne plaisent pas à tout le monde

Sur ces panneaux, on peut lire : Via construïda per presoners republicans, routes construites par des prisonniers républicains. Une pioche et une pelle croisées, reliées par une chaîne est le symbole choisi pour les illustrer.

Le mirador du phare de la Muleta à Sóller

Lors de l’inauguration en présence des autorités majorquines, l’émotion et la gratitude se sont emparées de Gabriel Oliver en voyant le premier panneau d’information installé à Sóller. Il est situé à côté du mirador du phare de Muleta, sur la route construite entre 1936 et 1938 par des prisonniers majorquins et péninsulaires.

Fils de l’un de ces travailleurs forcés, il n’a pu retenir ses larmes lorsqu’il a vu le panneau explicatif et la signalisation en l’honneur de ces prisonniers.

La Ma-1031 entre Capdella et Andratx

Le deuxième est installé à Calvià, à proximité du camp de travail d’Es Capdellà. Trois autres se trouvent dans la zone du circuit stratégique de la MA-6014, le tronçon de route le plus important de l’île construit par des travailleurs esclaves, dans les municipalités de Llucmajor, Manacor et Campos.

Le sixième panneau sera également installé sur la route entre Alcúdia et Puerto de Pollença. Le Govern et le Consell ont prévu un total de 60 panneaux le long des 166 km de route : un au début et à la fin de chaque route et un tous les 5 km.

Il n’a, malheureusement, pas fallu attendre 24h pour que le premier panneau soit vandalisé, certains ne voyant pas d’un bon œil le rappel des exactions du régime de Franco.

Quelles sont les routes concernées ?

  • Ma-6014, de S’Arenal à Sa Colònia de Sant Jordi  
  • Ma-6040, intersection avec Sa Colònia de Sant Jordi  
  • Ma-6101, accès à Ses Salines 
  • Ma-6100, Es Llombards – Sa Colònia de Sant Jordi  
  • Ma-6110, accès à Ses Salines  
  • Ma-19, Santanyí-Portopetro 
  • Ma-4012, de S’Alqueria Blanca à l’intersection avec Felanitx-Portocolom
  • Ma-4010, accès à Portocolom 
  • Ma-4014, accès Portocolom-Porto Cristo 
  • Ma-2220, Alcúdia – Es Port de Pollença
  • Ma-1150, accès au phare de Muleta 
  • Ma-2124, de Sóller à Port de Sóller 
  • Ma-1012, Es Capdellà-Peguera 
  • Ma-1031, Es Capdellà-Andratx
Colonia de Sant Jordi où ont travaillé de nombreux prisonniers

Il s’agit d’un projet pionnier en Espagne qui vise à reconnaître les travailleurs forcés qui ont construit ces routes, mais aussi à informer le public de leur origine.

Ainsi l’iconographie et le texte des panneaux seront les mêmes sur le reste des territoires de l’État qui se joindront à ce projet, parce qu’il y a des milliers de prisonniers républicains qui ont construit de force des centaines de routes dans toutes les municipalités d’Espagne.

Documentaire de IB3, télévision des Baléares sur les Esclaves de Franco

Crédits textes et photos : Público, Diario de Mallorca, Eldiario.es, caminsdepedra, expedia.es

Laurence Griffon

Arrivée à Palma en 1986 pour un court séjour, j’ai rapidement réalisé que j’avais enfin trouvé l’endroit idéal. Omniprésence de la mer, douceur de vivre et une petite librairie franco-anglaise, Book-Inn, où durant dix ans j’ai pu partager ma passion pour la lecture avec les nombreux majorquins férus de culture française. Titulaire d’un diplôme d’état de psychomotricienne, j’ai collaboré en tant que bénévole avec le centre ASPACE, parcouru l’île pendant 3 ans pour une agence de location saisonnière, donné des cours de français à l’Instituto Lluliano. Comme André Brink, je pense qu’il n’existe que deux espèces de folie contre lesquelles on doit se protéger. L’une est la croyance selon laquelle nous pouvons tout faire et l’autre est celle selon laquelle nous ne pouvons rien faire.

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